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Le père absent dans l'existence de l'enfant

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Le père absent dans l'existence de l'enfant

Etudes psychanalytiques sur le père: revue de la littérature
Sur fond de mutations sociales importantes et sous l'influence de la redistribution sociologique des rôles homme/femme dans notre civilisation, Alexander Mitscherlich annonce dès 1963 un mouvement inéluctable «vers une société sans père» dans laquelle la figure paternelle s'efface et l'autorité se vide de tout contenu. Influencée par cette constatation, et depuis quelques années, la question du père fait l'objet de nombreuses recherches en psychanalyse et en psychopathologie. Nous citerons notamment les études de Lamb (1986) et de Yogman (1981) aux Etats-Unis, et les travaux de Le Camus (1995) et Delaisi de Parseval (1981) en France.

Les premiers chercheurs (Lamb et Yogman), sans doute influencés par les thèses féministes (Badinter, 1986) et les courants anti-freudiens, tentent, sans jamais vraiment y parvenir, de démontrer la thèse de l'équivalence des fonctions maternelles et paternelles (symétrie des fonctions et interchangeabilité des rôles). Ce «mythe de l'équivalence fonctionnelle» (Le Camus, 1995: 143 & 144) ne prend pas en considération l'influence de l'identité sexuée des parents et celle des enfants. Tout en se dégageant de la doctrine, la clinique psychanalytique va progressivement se démarquer de cette thèse radicale de la symétrie fonctionnelle, pour rejoindre l'idée d'une indispensable fonction du père différencié, solidaire et complémentaire. Même si certains restent fidèles au Père fondateur de la psychanalyse, Freud, de nombreux cliniciens soulignent l'importance d'une plus grande implication précoce des pères dans le paternage, le caregiving, et de la «paternalisation», c'est-à-dire le processus qui mène à la paternalité.

Suivant l'idée très lacanienne du «déclin de l'imago paternelle», Françoise Hurstel (1985: 32) critique «les pères qui paternent», et décrit ces hommes qui s'impliquent dans le caregiving comme occupés à materner, c'est-à-dire à pouponner comme les mères; ce qui peut engendrer une confusion de rôle. Toutefois, «une très petite frange d'hommes» concèdent au paternage. Hurstel (1989: 239) s'attache également à consolider les thèses de Lacan sur les trois registres de la paternité. La présence physique dans la famille, le père réel qui correspond au champ social et qui s'inscrit dans les lois qui définissent «les montages juridiques relatifs à la parenté», c'est-à-dire la personne dans la réalité. La présence symbolique de celui qui recouvre la fonction, c'est-à-dire qui «introduit du sens pour un sujet structuré par le complexe d'Oedipe», en tant que sujet qui a du père comme représentant de la Loi. La présence imaginaire de celui qui correspond au rôle, c'est-à-dire à cet ensemble «d'images et d'idéaux qui motivent et sous-tendent comportements et conduites dits paternels».

Pour Naouri (1985: 154, 156, 183 & 317), le père est un dû, dès lors que l'enfant naît avec un acquis: sa mère. Fondée sur les lois de la biologie, «la fonction de la mère prend racine au coeur même de la symbiose physiologique». Quant au père, il doit se «mettre en place», occuper «sa juste place» aux conditions suivantes: la mère doit «lui octroyer ce statut, ... l'introduire auprès de son enfant,... le désigner comme complément de la partie,...»; le père doit accepter, «ne pas se dérober,... renoncer à être une mère, renoncer à être une autre mère». La fonction paternelle est ainsi définie: «un père, c'est avant toute chose, un pas-mère» (op. cit., 194). Dans son ouvrage L'enfant bien portant (1993: 231), Naouri explique que «dans la réalité, on n'a pas une dichotomie aussi franche (au sein des fonctions maternelle et paternelle),...mais, qu'il y a de la mère dans tout père et du père dans toute mère».

Spécialiste des paternités atypiques, Delaisi de Parseval (1981) propose une typologie de la paternité: les «primipères» (pères pour la première fois), les «pas-encore-pères» (les pères donneurs ou receveurs de paternité grâce à l'insémination artificielle), les «multi-pères» (pères ayant fait l'expérience de paternités différentes), les «plus-jamais-pères» (pères qui demandent une vasectomie).

Chiland (1982: 147) s'intéresse très tôt à la «nouvelle paternité» et aux hommes qui s'autorisent une «relation de proximité avec le nourrisson». Elle définit le paternage comme «l'ensemble des soins que le père donne à son enfant». Elle insiste sur le fait que l'étude du père ne doit pas se limiter à la psychopathologie des psychoses et de la délinquance juvénile, mais qu'elle devrait s'ouvrir à l'influence du père sur le développement intellectuel et psychoaffectif du jeune enfant. Le partage des tâches destinées au nourrisson n'enlève rien à la spécificité sexuée de chacun des parents.

Suivant l'idée psychanalytiquement correcte d'une paternité primaire et de l'influence précoce du père, Lebovici (1983: 326 & 327), pense que «les jeunes hommes participent à l'élevage du bébé, non sans compétences,... et jouent un rôle spécifique et précoce», surtout lorsqu'ils se montrent activement présent dans le système triadique familial. Ses observations cliniques montrent que le père peut exercer «une influence correctrice» dans l'interrelation entre une mère et son bébé.

Tout en restant fidèle à la doctrine lacanienne sur la structuration de l'inconscient, la fonction séparatrice du père et le caractère sacré de la Loi, Dolto (1988: 10, 17, 53) pense que la «fonction paternelle» est opérante dans la structuration intra-psychique de l'enfant dès sa conception; et qu'il existe une «triangulation du départ de la vie» bien avant la période oedipienne. Etant donné que le père a déjà sa place pendant l'existence foetale de l'enfant à naître, Dolto explique que la présence du père à la naissance ou à l'accouchement s'il le désire, est une sécurisation positive autant pour la mère que pour le nouveau-né.

Pour Clerget (1991: 39), «la paternité n'est pas une affaire de définition ou d'idées mais un engagement d'actes». Il ne suffit pas de parler du père pour que la fonction paternelle soit assurée; encore faut-il qu'un homme consacre du temps, s'engage comme père et fasse «avec son enfant des activités qui ne soient pas purs discours».

Disciple de Klein et de Bion, Meltzer (1984: 65-66) envisage les fonctions paternelles «d'approvisionnement et de protection de la relation mère-enfant». Même si l'aspect émotionnel de la fonction protectrice (Klein) se situe à un autre niveau que la valeur symbolique de la fonction séparatrice (Lacan), ces deux concepts ne sont pas incompatibles.

Stoller (1989) démontre qu'à partir d'une phase où l'enfant des deux sexes est fusionné à la mère (protoféminité primitive), l'identité de genre se développe suivant deux directions. Pour le garçon: la symbiose ne doit pas perdurer dans l'excès et la présence du père favorise la séparation d'avec le corps et la psyché de la mère et le développement des caractéristiques masculines. Il protège ainsi son fils de l'étreinte mortifère de sa mère et sert de modèle à la construction de son identité masculine. Chez la fille: sur fond d'un vécu symbiotique suffisamment chaleureux et continu avec la mère, la présence du père instaure une intimité affective qui ne s'installe pas de manière trop précoce.

Les travaux de Blos (1988) portent sur l'importance de la présence du père sur le développement de l'identité sexuée du petit garçon. Cette évolution comprend trois phases:
• la phase symbiotique avec la mère: proximité physique et sécurisante autant pour la fille que le garçon
• la phase dyadique avec le père: il libère l'enfant de la symbiose maternelle, le protège du retour à cet état fusionnel et devient un support identificatoire pour le garçon
• la phase triadique (triangulation oedipienne): le garçon perçoit son père d'une manière ambivalente et anxieuse; tout en s'identifiant, il se différencie.

Au regard de cette revue synthétique de la littérature psychanalytique, nous pouvons affirmer qu'un enfant a autant besoin de son père que de sa mère pour grandir psychiquement et que les fonctions parentales d'un père ou d'une mère ne sont pas symétriquement superposables, mais plutôt solidaires. Qu'avant de jouer le rôle de séparateur, le père dans toute sa dimension affective, intervient comme soutien et protecteur de la dyade mère-enfant. Par sa présence, son encadrement, son éducation et sa bienveillance, le père fait fonction «d'enveloppe contenante, de pare-excitation du couple mère-enfant et d'intermédiaire entre ce couple et le monde social» (Bouchart-Godard, cité par Le Camus, 1995: 169). En donnant son nom à l'enfant et en le reconnaissant, le père l'inscrit dans une généalogie, lui trouve une place dans la lignée et lui désigne son origine: ces aspects sont fondamentaux à la construction de son identité sexuée.

Quelques conséquences de l'absence du père pour le jeune enfant
 En tant que figure symbolique, l'enfant a besoin de tisser des liens avec une figure parentale, qu'elle soit biologique ou substitutive, vers laquelle il puisse tendre en toute confiance et librement. L'installation progressive de ce processus est fondamentale à sa survie psychique et relationnelle. Cette image parentale constitue la première empreinte de son existence. Et donc lorsqu'elle vient à manquer par défaut, l'enfant s'élabore à partir d'une figure déficiente, avec toutes les conséquences que cela implique. Cette perte de l'imago fait éclater tous les repères, l'identité (sexuelle) vacille, les représentations psychiques s'appauvrissent, la marque des générations est rendue floue, les blessures psychologiques (parfois irréversibles) fragilisent le sujet et influencent son rapport au monde.
Physique ou psychologique, l'absence du père engendre des effets, voire des méfaits sur le développement de l'enfant. On ne peut isoler les dommages induits par l'absence du père, le statut et le rôle de la mère et l'histoire familiale (transgénérationnelle et/ou intergénérationnelle), parfois complexe ou chaotique, que sous-tend cette absence.

Quelques études concernent l'impact de l'absence physique du père sur le développement cognitif et socio-affectif du jeune enfant.

C'est à partir de tests (Bayley, Mann-Whitney, Piaget, Binet) et d'observations cliniques que différents chercheurs ont comparé le développement cognitif de nourrissons élevés sans père (famille monoparentale) et celui d'enfants évoluant dans un milieu biparental. L'étude de Pedersen & Al. (1979) montre que le père exerce une influence significative sur le développement cognitif des enfants de sexe masculin dès les premiers six mois de la vie. Ces auteurs découvrent également que les jeunes enfants, surtout les garçons, privés de leur père éducatif rencontrent plus de difficultés existentielles. Contrairement aux garçons, dans les foyers monoparentaux où la mère est veuve, les filles sans père conservent un modèle identificatoire à travers le parent de même sexe; même si elles sont affectées par la disparition de leur père, elles éprouvent moins de difficultés dans leur développement psychologique que les garçons.

Levy-Shiff (1982) étudie les conséquences de l'absence du père sur l'équilibre émotionnel et l'adaptation sociale des jeunes enfants. Il constate que les enfants sans père sont plus dépendants sur le plan émotionnel, plus anxieux lors des séparations et plus perturbés dans leur développement; que les garçons sans père sont moins indépendants sur le plan instrumental et moins autonome que les enfants avec père; que les filles sans père sont plus indépendantes que les filles avec père. L'absence de père est donc plus perturbatrice pour le développement socio-affectif du jeune enfant, et plus conséquent chez les garçons que chez les filles.

L'étude expérimentale de Lamb (1986) montre que l'absence de père laisse des traces sur le devenir du jeune enfant. Bien que certains y parviennent, la plupart des garçons sans pères éprouvent d'énormes difficultés à se construire une forte identité sexuée. Toutefois d'autres critères intermédiaires entrent en ligne de compte. L'absence d'un père coïncide avec l'absence de soutien à la fois psychologique, domestique et économique, l'isolement social de la mère, voire une situation de rejet et, la souffrance de l'enfant relative au contexte de l'absence (disparition, séparation, disputes violentes, décès,...).

L'absence d'attachement au père signifie pour l'enfant un état de stress émotionnel plus important. L'enfant en manque de ces ressources adaptatives est ainsi privé d'un point de repère émotionnel essentiel à son développement psychique global et à sa construction identitaire en particulier. Bien qu'il connaît sa mère, il ne bénéficie pas de l'autre expérience interpersonnelle, celle qui concoure à son parachèvement en termes de développement de l'indépendance, de l'exploration et de l'autonomie. L'enfant privé de manière précoce de père ne rencontre pas celui qui stimule par le jeu et protège par sa présence chaleureuse, c'est-à-dire celui qui s'engage à veiller, à éveiller et à émanciper.

Pour Yogman (1985), la fonction initiale du père recouvre deux composantes psychologiques principales: stimuler et protéger. Possédant son propre style relationnel, différent de celui de la mère, un père engagé contribue à l'émergence des compétences de l'enfant et améliore sa capacité à faire face au risque et renforce le pouvoir protecteur de son environnement.
L'absence d'implication précoce de père à l'égard du nourrisson et la carence d'investissement affectif paternel (paternage) dans les soins et les jeux, c'est-à-dire la fonction paternelle primaire, engendrent d'incontestables perturbations du développement chez le jeune enfant.

Dès lors, parce qu'elle s'ajuste au bon moment à la fonction maternelle, la fonction primaire du père introduit non seulement une différenciation spécifique dans la relation au nourrisson, mais annonce également la fonction paternelle oedipienne.

Le père de la réalité clinique et la mise à l'épreuve de son image
 Le père que nous rencontrons dans nos consultations ou qui est décrit dans différentes situations familiales où prédomine la vulnérabilité ressemble parfois à celui décrit de manière un peu caricaturale dans les années 80 par la plupart des psychiatres d'enfants : «... il est absent toute la journée pour pratiquer un travail harassant et impersonnel dont les familiers ne perçoivent généralement rien de concret sinon les retombées: fatigue, mauvaise humeur, brutalité, refuge dans le silence, l'alcool, la télévision. Il n'a d'ailleurs pas grand chose à dire, sinon de se libérer des brimades endurées au travail. Dans le meilleur des cas la mère au foyer doit faire face en plus des tâches ménagères à l'éducation des enfants et à la surveillance de leur travail scolaire dans les limites de sa propre instruction. Les échanges affectifs s'atrophient sous le poids des conflits domestiques et la stéréotypie morose de l'existence. Le père n'est plus un modèle mais davantage un pantin sur la scène du conflit des générations: sur lui se cristallisent les tensions, les insatisfactions. Souvent c'est dans la fuite qu'il trouve son meilleur salut; ce qui le coupe davantage des goûts, des problèmes et des idées propres à la génération montante; ce qui le rigidifie chaque jour dans sa haine de toute manifestation d'originalité.

Il est de plus coupé la plupart du temps de ses propres racines: les grands parents sont devenus des parents éloignés qu'on visite périodiquement par devoir, par conformisme ou par intérêt. Bien qu'il ait rompu avec le climat patriarcal de sa jeunesse, comme modèle de père, il brandit à la face de ses rejetons en révolte le spectre d'un aïeul tyrannique; mais se voulant terrifiant, il verse dans le comique ou fait lui-même l'aveu de son impuissance à bien les éduquer. Vaincu, il démissionne de ses prérogatives domestiques, délègue par nécessité la mère dans les pouvoirs qu'elle parvient encore à assumer et sauve ce qu'il peut de son amour-propre dans sa réussite professionnelle, le dressage de son chien ou les performances de sa voiture...» (Patris, 1981: 17)

Caricature, stéréotype ou image façonnée par les préjugés? La condition sociale de la paternité traverse une véritable épreuve contemporaine. La paupérisation, la «vulnérabilisation» de certaines familles et l'exclusion sociale accentuent ce profil et sécrètent son lot de misères quotidiennes. Loin des divans où s'accouchent les maux de la vie, cette image médiocre, ou plutôt moyenne, du père traduit cependant une réalité clinique et concerne une bonne tranche de la population. C'est aussi dans ce contexte que se déroule l'existence de nombreux enfants. Lorsque rien ne va plus dans la famille ou qu'un enfant manifeste des troubles, c'est souvent la mère qui consulte et recherche une aide ou des conseils auprès des multiples prothèses que la société propose aux familles vulnérables (qui sont en accroissement dans nos sociétés). Lorsque nous avons l'opportunité, et ce n'est pas toujours le cas, de rencontrer le père, on se rend compte à quel point il éprouve des difficultés à communiquer ses sentiments ou ses émotions, à quel point il ne parvient pas à évoquer ses propres difficultés; il n'apparaît pas comme indigne ou irresponsable, mais il se vit comme un être absent, distant, inutile ou incertain de sa présence; il est souvent meurtri par l'échec de sa propre existence, garde ses distances et s'implique peu dans des relations sociales épanouissantes; le dialogue reste difficile; l'homme-père est pudique, mais pas toujours insensible; se dévoiler, c'est se montrer faible, comme s'il devait rester masqué par les vestiges de sa dignité perdue ou de sa légendaire virilité.

S'ajoute aujourd'hui, la question du père qui abuse sexuellement de son enfant. Nous assistons alors à l'exercice abusif d'un pouvoir paternel perverti, par un homme incertain et peu sûr de lui. Ce dernier ne trouve ni sa place de père auprès de ses enfants, ni ne joue son rôle de conjoint auprès de son épouse. L'abus de pouvoir paternel qui s'exprime dans le domaine de la sexualité, ou celui de la maltraitance, vient encore ternir l'image actuelle du père. L'enfant représente la victime d'un nouvel ordre incestueux où se dissimulent les carences, la précarité, la violence, l'inversion des rôles familiaux, la transmission transgénérationnelle de trauma hérités du passé,... En jouissant du corps de son propre enfant, le père transgresse l'ordre des générations et transmet un non-dit sur l'inceste qu'il agit. Ce nouvel ordre où le père semble exclu, par lui-même, montre son impossibilité ou son incapacité à tenir son rôle dans le champ des interdits et celui des limites. Ecrasé par l'image symbolique d'un Moïse qui brandit les tables de la loi, le père de la réalité vient à délirer ou à délinquer dans sa propre fonction.

Père absent, exclu ou perdu
 Le désarroi de la fonction paternelle n'est pas toujours que du côté de l'absence du père ou de son incompétence dans la réalité. Il faudrait plutôt parler de la question de la carence de la fonction paternelle au niveau d'une défaillance d'une place symbolique d'où il semble exclu ou s'exclure.

Le père peut être exclu de cette place pour au moins trois raisons : la première, même si le père est présent biologiquement, l'organisation psychique de la famille est structurée autour du bannissement de cette fonction symbolique, la seconde, le père souffre d'une incapacité psychique à occuper cette place et s'exclut lui-même, et la troisième, en l'éloignant, les autorités médicopsychosociales et judiciaires protègent l'enfant de la présence d'un père «toxique», pervers, psychopathe ou dangereux, en termes d'intégrité morale, psychologique et sexuelle.

Il est souvent un homme sans repères qui s'est perdu lui-même dans les méandres de sa propre histoire familiale. Ne pas avoir de père, ne pas avoir accès à son père, ne signifie cependant pas que l'homme-père n'est pas le père de son enfant. L'homme-père n'a plus confiance et disparaît. S'efface alors pour lui la conscience d'être inscrit à la fois dans une généalogie et dans une filiation.

L'importance de la fonction paternelle pour l'enfant et la société
«Quand le père(symbolique) est absent se libèrent les forces du désordre... L'absence absolue du père est psychose. Le chaos de la fusion avec la mère qui règne au commencement de l'évolution psychique, époque où le père n'est pas encore, menacera toujours d'engloutir une personnalité dont les structures n'auront pas été consolidées par une présence paternelle; autrement dit, si l'absence originelle du père se prolonge en absence éternelle, les désordres archaïques ne prendront fin qu'avec le néant asilaire.» A. Fonyi, 1989: 369.

La fonction paternelle s'inscrit dans la fonction parentale. La symbiose maternelle étant mortifère, le Père dans sa dimension symbolique, permet cette «défusion» d'avec la Mère primitive. Cette fonction tierce offre ainsi sens et épaisseur à la limite sujet-objet, et donne une consistance à l'espace de la non-mère pour l'enfant, et symétriquement à celui du non-enfant pour la mère. Par cette différenciation, la fracture fonde la triangulation oedipienne. Toutefois, la condition pour qu'un père existe est qu'un homme désire occuper la place de père et qu'une parole de femme le reconnaisse comme tel. Le père est l'homme de la mère, c'est-à-dire celui qui interdit à l'enfant de prendre sa place auprès de sa femme et à sa femme d'offrir cette place à son enfant. Il s'interdit également à lui-même la réalisation de son désir incestueux pour cet enfant. Le père lui transmet des idéaux sexuels et sociaux. Père biologique ou faisant fonction, il est l'individu qui représente pour l'enfant la loi de la société à laquelle il se réfère et se soumet.

Autant l'enfant a besoin de relations affectives avec son père, autant la fonction paternelle, d'un point de vue symbolique (la fonction symbolique est assumée par le père de la réalité, qu'il soit géniteur ou pas) permet à l'enfant de se structurer. Le père occupe une fonction séparatrice entre l'enfant et sa mère. Face à cette place tierce, l'enfant s'élabore psychiquement en dehors de la dyade incestueuse mère-enfant (construction oedipienne). Dans Père manquant, fils manqué, Corneau (1989) précise qu'en l'absence, symbolique ou réelle, du père, le fils va construire son identité masculine, non pas en clivant l'identité positive à son père, mais en rejetant son identification primaire à sa mère. L'enfant en arrive ainsi à s'amputer de lui-même sa part affective, nourricière, intuitive et sensuelle. Ce repli affectif constant l'entrave dans ses relations avec les autres et avec les femmes en particulier. A contrario, lorsque l'enfant jouit de la présence de son père auquel il peut s'identifier positivement, il ne relègue pas l'identification à sa mère et, parvient ainsi à conjuguer avec un certain équilibre ces deux identifications parentales. En grandissant, le fils devient un homme réconcilié avec lui-même, ouvert aux autres et capable de s'offrir en tant que père. Au même titre que la mère, le père est donc indispensable au bon fonctionnement psychique d'un enfant et en particulier au développement de son identité.

La question est de savoir lorsque cette place n'existe pas ou n'est pas occupée adéquatement, s'il est possible de l'instaurer au moyen d'une intervention psychomédicosociale, éducative et/ou judiciaire adéquate. Le placement en institution ou en famille d'accueil peut-il restaurer cette fonction? L'exclusion de la fonction paternelle ne risque-t-elle pas de laisser l'enfant à l'exclusivité de la fonction maternelle? En l'absence de père dans la filiation, il est facilement évincé de sa place symbolique. L'enfant est alors confiné dans un ordre maternel d'où serait exclue la fonction tierce, celle qui interdit l'inceste. La loi qui interdit l'inceste concerne la différence des sexes, l'ordre des générations et vient poser les limites respectives du corps et des désirs. Mais dans l'inceste, il n'y a pas de manque, alors que le manque est nécessaire et même vital au désir. Et comme le précise Lacan, «le désir est l'image spéculaire de la loi». Or, sans désir, il n'y a pas de loi.

Faute de loi symbolique (L = 0) qui énonce l'interdit de l'inceste, l'enfant (e) est gardé prisonnier dans la génération de ses parents-enfants (E m + E p). Une fois adulte, ayant été capté par cette génération, il n'a pas la possibilité d'exercer une fonction parentale (paternelle ou maternelle) et reste un grand enfant (E). Il n'est capable de donner naissance qu'à des enfants voués eux-mêmes à cette fatalité, à cette inertie répétitive. Comme enclavé dans cette irrésolution, l'enfant est alors là pour combler les dettes et réparer les frustrations anciennes des générations précédentes.

A défaut de loi, en l'absence de mots, non reconnu dans son désir propre, l'enfant est régi par des actes et non par du langage. Lorsque la loi symbolique est énoncée," l'enfant peut commencer à quitter sa place d'enfant-captif et à s'entendre désirer. Dès cette coupure, s'organise sa cicatrisation. A partir de cette absence soudaine de lien de dépendance commence un travail d'autonomie qui, à son tour, le conduira à devenir adulte. A chaque nouvelle génération, le même processus pourra ainsi perpétuer une filiation et constituer une généalogie. C'est de cette coupure que naissent chez l'enfant le langage et les capacités d'abstraction. La loi symbolique a pu séparer définitivement les générations, les fonctions et les sexes, homme-femme, père-mère, d'où l'équation : 1 parent + 1 parent = 3 personnes indépendantes." (Hervé Jaoul, 1991: 115)

Une société sans cet interdit princeps devient par excellence une société incestueuse et injuste où la différence des sexes et des générations n'existe plus. La société devient alors un groupe de pairs, de frères et soeurs sans parents, un groupe de mêmes soumis à l'ordre du plaisir et de la jouissance immédiate, un groupe sans désir, un clan d'adolescents sans repères. La fonction paternelle est alors remplacée par la fonction de bouc-émissaire, de victime sacrificielle, comme aux temps préoedipiens, celui des Dieux et des titans qui terrorisaient l'Humanité naissante. Ceux qui ne craignent pas la dictature des Dieux et ceux qui ne se plient pas à la pensée unique sont anéantis. En l'absence du Nom-du-Père, principe fondamental de la régulation tierce, l'uniforme de la pensée collective devient l'inceste, la barbarie, le racisme, la violence, le machisme et l'injustice, c'est-à-dire le mal absolu qui cimente les sociétés forclues, fermées et fascistes.

Lorsque le parent-père vient à manquer ou l'absence de tiers
 L'absence de tiers correspond à ce que Racamier (1992) désigne par la problématique incestuelle, c'est-à-dire l'imprégnation de l'inceste non fantasmé et non réalisé physiquement. Nous retrouvons cette problématique dans la plupart des parcours existentiels des nourrissons placés en pouponnière (institutions de placement pour jeunes enfants en difficultés ou en danger).

Séparations, disparitions, ruptures, pertes, fuites, abandons, angoisses existentielles, ambivalence, indifférenciation affective, «abandonnisme», agressivité, hostilité, non-dits, secrets, faux-fuyants, mensonges,... marquent ainsi la vie des enfants placés de manière précoce. Il ne s'agit pas d'histoires à dormir debout, mais plutôt d'histoires où rien ne va plus dans la réalité. En voici quelques exemples plus ou moins classiques: Une femme met au monde une enfant et n'en dit rien au géniteur; par la suite, elle n'a rien d'autre à transmettre à son enfant au sujet de son géniteur, que son propre roman mythifié. Une mère qui laisse le bébé au père, le quel n'envisage pas la vie de son enfant sans sa mère; il le désinvestit rapidement au profit d'une institution. Un homme fuit la situation parce qu'il a peur de ses propres attitudes (agressives, violentes ou perverses) à l'égard du bébé. Une mère seule accaparée égocentriquement par ses propres angoisses existentielles et qui n'accorde à son bébé que trop peu d'espace relationnel. Un père prend son bébé en otage d'un amour déçu; il pense que seul cet enfant l'exclut de son propre couple. Un homme qui engrosse une femme instable presque par distraction; mais il doit lui-même se préoccuper des enfants d'une autre femme qu'il n'arrive pas à assumer. etc.

Lorsque l'enfant est séparé physiquement de ses parents, il ne l'est pas d'un point de vue symbolique. L'absence réelle de père ne signifie pas pour autant l'absence de la fonction. Sur fond d'absence dans la réalité, la trace de quelque chose qui a existé reste présente quelque part dans l'esprit de celui qui est marqué par cette absence. Dès lors, ceux qui décident et aménagent cette séparation n'apparaissent pas toujours comme tiers fonctionnel ou médiateur, mais plutôt comme une menace dangereuse qui porte atteinte à la filiation de l'enfant. C'est pourquoi, avant d'introduire le symbolique de l'instance paternelle dans l'existentiel, il est fondamental d'élaborer progressivement et prudemment le cadre où faire subsister séparément parents et enfants; il s'agit bien de créer un lieu institutionnel où nommer les choses, les malentendus, les non-dits et, où trouver une manière de parler vrai. Par contre si on condamne, même de manière implicite, les actes commis (abandons, inceste, violence, ...) on ne protège pas l'enfant et on ne l'aide pas à métaboliser pour lui-même sa propre histoire traumatique. En jugeant comme bons ou mauvais ses parents, son père en particulier, on juge ceux ou celui qui sont, ou qui est, responsable symbolique, et porteur, de sa filiation généalogique, c'est-à-dire son histoire et ses racines. Il est dangereux, même malgré soi, de porter un jugement. En paraphrasant Dolto, on ne doit jamais détruire l'image qu'un enfant a de ses parents, aussi monstrueux ont-ils été, même dans les pires des cas; il faut lui dire quelque chose comme: «ton père, ou ta mère, ont peut-être commis des erreurs, mais en toi il y a le meilleur de chacun de tes deux parents, même si tu n'en connais qu'un seul ou aucun des deux».

Lorsque ceux qui ont engendrés démissionnent ou renoncent entièrement, la filiation peut ainsi se greffer ailleurs, par l'adoption ou l'accueil. D'autres adultes que ceux de la filiation deviennent alors responsables légitimes de l'avenir de l'enfant et peuvent instaurer la fonction tiers séparatrice.

En guise de conclusion
«Le père, c'est celui qui vient apporter à l'enfant un amour d'une autre couleur que celui de la mère, du simple fait qu'oedipiennement il se situe à l'inverse de la mère. Si l'un des parents est attiré par la différence, l'autre est motivé par la ressemblance; si l'un a des rêves oedipiens, l'autre a des rêves identificatoires, si l'un découvre sous une autre forme sexuelle, l'autre se reconnaît dans le même corps.» Christiane Olivier (1994: 102)

Alors qu'elle saute aux yeux dans les spots publicitaires ou dans les revues qui vantent les mérites des nouveaux pères, la paternité semble perdre du terrain dans le champ de l'enfance, y compris celui de la protection de l'enfance. Le rôle d'un père n'est pas celui d'une mère, mais l'androgynisation cybernétique de notre monde moderne tente de faire oublier la différence des sexes, des générations et des rôles parentaux. Au regard de cette société qui s'incestualise dans la violence de l'ignorance et le brouillage des générations, nous constatons d'extrêmes paradoxes: autant des hommes s'angoissent de perdre leur sacrée virilité en exerçant une paternité dont ils ne sont pas sûrs, autant d'autres occultent leur potentialité paternelle comme appartenant à leur épanouissement personnel, quelques-uns abusent de leur autorité dans le champ du sexuel ou de la violence, quant aux femmes, certaines se passent volontairement de père pour leur enfant, d'autres jouent virilement au père, quelques-unes, plus rarement, psychotisent leur enfant.

De nouvelles questions sans réponses émergent.

L'homme et la femme ne sont-ils égaux qu'en droit? Le droit doit-il pallier aux nombreuses défaillances de la parentalité, et de la paternité en particulier? Un père peut-il exercer la fonction maternelle? Le père est-il aussi indispensable que la mère? Un père est-il encore nécessaire à la famille? Faut-il qu'un couple soit obligatoirement composé d'un homme et d'une femme? Dans la coupure indispensable de la symbiose mère-nourrisson, la fonction tierce doit-elle s'exercer par une personne masculine? Un père incestueux peut-il encore soutenir la fonction symbolique de tiers séparateur? Une mère seule parvient-elle à assumer à la fois l'autorité parentale et le maternage ou doit-elle accorder une place vide entre elle et son enfant? Qui est le père pour l'enfant dont la mère connaît plusieurs compagnons?

Ainsi, lors du colloque de Dijon, «Du père à la paternité. Question cruciale pour la protection maternelle et infantile», Bondu (1996: 178 & 182-183) s'interroge sur la dévalorisation de la fonction paternelle en relation avec certains choix de société particulièrement inadéquats. Elle observe ainsi que des situations familiales de plus en plus dramatiques envahissent le champ de l'intervention psychosociale et judiciaire et qu'elles révèlent un problème social majeur inscrit en profondeur dans notre monde occidental, et «qui aboutit à la figure bien contemporaine du père déchu ». Certaines mesures sont ainsi prises pour aider des mères et des enfants à se protéger; mais paradoxalement, ces interventions participent à une nouvelle société sans père et contribuent au gommage de sa fonction. Nous constatons aussi qu'«une certaine conception radicalisée des droits de l'enfant, au nom de laquelle notamment la puissance publique en vient de façon indiscernée à disqualifier le père fautif aux propres yeux de l'enfant, constitue une illustration de cette logique dominante, d'où résulte le brouillage des générations». Soulevant la question de l'inceste et voulant comprendre sa signification sociale actuelle, ce chercheur en sociologie pense que «la parole ne trouve plus d'espace interhumain où elle puisse s'énoncer, comme constitutive du lien social»; qu'il en résulte «une menace centrale pour toute société»; on peut comprendre en quoi notre société tout en étant répressive, s'avère en réalité profondément incestueuse, et que «ce fait se retrouve dans le problème de l'introuvable place du père et dans la difficulté à lui redéfinir une fonction majeure».

L'enfant qui grandit sans père dans le discours de l'autre se transforme rapidement en une proie facile du déterminisme institutionnel et social. A partir de cette inertie sociale qui délaisse la fonction paternelle aux oubliettes de l'inconscient, la place du père devient un leurre. L'enfant est alors institutionnalisé sans père, il devient une sorte de bête d'institution; il connaît souvent des parcours semés d'embûches, développe une personnalité ébréchée et risque l'égratignure psychologique et sociale à chaque rencontre. Plus tard, «ces jeunes démunis, abîmés, dont les déviances plus ou moins marquées ne peuvent plus se lire comme des actes clairement définis de transgression à une loi qui serait parfaitement identifiée, expriment néanmoins une lucidité et une intelligence du social très aiguë; analysant leur galère, ils sont amenés à tenir ce discours comme un reproche très véhément adressé aux adultes: en fait, je n'ai eu personne à qui me frotter, me confronter. Les adultes, le père, mais aussi n'importe quel autre adulte, n'étaient pas là, contre qui, et avec qui, j'aurais pu m'éprouver; et aujourd'hui, c'est trop tard pour moi, disent-ils nettement» (Bondu, 1996: 186-187). Il est temps de dénoncer la dérive de ces enfants en difficulté, de ces enfants sans repères et sans pères (parfois parce qu'ils en ont plusieurs simultanément ou successivement!) . Au moyen d'un arsenal de protection judiciaire des enfants, notre société essaye d'assumer leur prise en charge. Toutefois, la nouvelle caste d'enfants qu'elle engendre ainsi ne semble pas remettre en question les conséquences des lois qu'elle édicte. Il est dès lors impératif que ceux qui construisent les lois prennent en considération ce que les psychanalystes proclament depuis Freud: un enfant a autant besoin d'un père que d'une mère pour grandir psychiquement, et un père n'est jamais une mère.

Face à toutes ces histoires de familles disloquées, en présence de ces mères blessées par une enfance chaotique et ponctuée d'abandons traumatiques, et en l'absence de père réel pour l'enfant, les intervenants de la petite enfance restent perplexes. Ils se demandent en toute légitimité quelles sont les conditions nécessaires et suffisantes pour qu'un enfant évolue malgré tout dans un milieu le moins mauvais possible.

C'est donc de manière précoce que l'enfant a besoin d'un partenaire existentiel qui lui signifie et lui transmette le Nom-du-Père, dans ses trois dimensions, réelle, imaginaire et symbolique. En réponse à l’absence, une filiation dans l’institution, par le biais du droit et au moyen d’un accompagnement pluridisciplinaire peut s’offrir à l’enfant. En position tierce et dynamique, l’institutionnel et tous ceux qui aident à grandir (du juge à l’éducateur) construisent pour l’enfant un espace libre dans la fonction paternelle; ce qui peut créer un mouvement désirant vers le père-symbolique et aider l’enfant à devenir un sujet désirant, celui qui reconnaît l’interdit de l’inceste. Il est donc possible pour l’enfant de connaître d’autres parcours que ceux conditionnés par l’absence, la carence et le défaut de filiation et de genèse.

Et pour conclure, je rejoins ce que Deleuze exprime si bien dans Ce que les enfants nous disent (1993: 82): «...les parents sont eux-mêmes un milieu que l’enfant parcourt, dont il parcourt les qualités et les puissances et dont il dresse la carte. Ils ne prennent une forme personnelle et parentale que comme les représentants d’un milieu dans un autre milieu. Mais il est erroné de faire comme si l’enfant était d’abord limité à ses parents et n’accédait à des milieux que par après, et par extension, par dérivation. Le père et la mère ne sont pas les coordonnées de tout ce que l’inconscient investit. Il n’y a pas de moment où l’enfant n’est déjà plongé dans un milieu actuel qu’il parcourt, où les parents comme personnes jouent seulement le rôle d’ouvreurs ou de fermeurs de portes, de gardiens de seuils, de connecteurs ou de déconnecteurs de zones. Les parents sont toujours en position dans un monde qui ne dérive pas d’eux. Même chez le nourrisson il y a un continent-lit par rapport auquel les parents se définissent comme agents sur les parcours de l’enfant».

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