Je souhaite...

Les Belges, des perdants heureux ?

Les Belges, des perdants heureux ?

Dimitri Haikin, Psychologue et psychothérapeute intervieuwé par Philippe De Boeck du journal Le Soir.

« Comme des étincelles dans la morosité ambiante »

Des perdants heureux, est-ce un phénomène typiquement belge ?
Je ne sais pas, mais nous avons en tout cas perdu la culture de la gagne. En sport, on est vite content de ce qu’on trouve parce qu’on a perdu les grandes vedettes que nous avions dans le temps. Les gens sont en quête d’image, d’identification et cherchent à se rattacher à des exploits sportifs. Dès que quelque chose sort de la norme, ça se substi- tue à cette carence que nous connaissons au- jourd’hui. Je pense avant tout aux sports po- pularisés par la télé (foot, cyclisme, tennis, F1). On encense Jérôme d’Ambrosio alors qu’il n’est que pilote d’essai. Nous sommes bons dans d’autres disciplines, mais moins connues et qui parlent moins aux gens.

Parce que c’est un petit pays ?
Les Belges se sont toujours sous-estimés. On a ce complexe de petit pays par rapport à des grands comme la France. Mais c’est aus- si lié à quelque chose de positif du Belge : l’humilité. Nous avons développé cette capacité à nous satisfaire de peu.

Cela évolue ces dernières années ?
On cherche à faire émaner le positif pour empêcher le marasme. Quand on voit les louanges vis-à-vis de l’équipe nationale de foot alors qu’on n’a plus gagné un match de- puis belle lurette, c’est comme si on entretenait l’espoir d’une nation de retrouver le lus- tre d’antan. Quand je me replonge en 1986 à Mexico, on était dans quelque chose d’incroyable, comme si c’était impossible pour un pays comme le nôtre d’en arriver à ce stade. Dimanche avec David Goffin contre Federer, c’était la même émotion de joie intense comme s’il y avait une surprise énorme. Comme si un jeune joueur de 21 ans ne pouvait pas arriver à des résultats pareils ! Il faut quand même se rappeler que Roland Garros a été gagné par des joueurs de 16, 17 ans : Becker, Chang, etc. Avec Goffin, il y a peut- être l’effet de surprise en plus sauf pour les spécialistes qui lui prédisent un grand avenir depuis quelques années. On encense vite.

Et pour quelle raison ?
Parce que nous avons besoin de rêver et qu’on rêve beaucoup à travers les sportifs. La semaine dernière, on a beaucoup parlé d’Eden Hazard et de son salaire. On a une star, mais dès qu’elle est établie on va tout faire pour essayer de la descendre de son piédestal. On veut des grands joueurs, des résultats et on est satisfait à la fois de pas grand-chose. Et quand on a quelqu’un qui franchit un palier incroyable, on le noircit. C’est un discours paradoxal, limite schizophrénique. Les médias y participent et le construisent. Nous avons tous besoin de rêver quel que soit l’âge. On est tous fans de quelqu’un.

Une réaction à la crise ?
Oui, car nous avons davantage besoin de rêver et de trouver des sources de satisfac- tion quand on est dans une situation difficile de crise depuis des années. Ces moments de joie sont comme des étincelles dans la morosité. Lundi matin en radio, c’était du David Goffin à toutes les sauces. Mais bon, il n’a pas gagné Roland Garros tout de même. On est dans une logique de conte de fées parce qu’il a très bien joué face à son idole. Et puis, le sport est un des seuls environnements où les gens sont très spontanés avec leurs émotions. 

Propos recueillis par PHILIPPE DE BOECK

 

 

Jean-François Guillaume , Sociologue à l’Université de Liège (ULg) intervieuwé par Jean-Claude Van Troyen du journal Le Soir.

 

« La métaphore de la défaite encourageante »

 On applaudit David Goffin et les Diables rouges alors qu’ils ont perdu. La Belgique aime-t-elle les « lucky losers », les perdants magnifiques ?
On est peut-être dans le rôle de David contre Goliath dans les deux cas de figure, vu la disparité a priori des forces en présence. Je pense qu’il y a toujours dans chaque sport des défaites qui peuvent être encouragean- tes si elles s’ouvrent sur un avenir potentiellement meilleur. On doit accepter de perdre mais on sait qu’au bout du chemin il y aura quelque chose. C’est donc sur cette méta- phore de la défaite encourageante parce qu’elle augure de lendemains meilleurs qu’il faut considérer l’état d’esprit qui est né autour de ces deux événements sportifs.

Ne se raccroche-t-on pas à la bouée de la défaite avec l’honneur parce qu’on ne peut plus vibrer avec Henin et Clijsters ou, en foot, avec cette équipe qui fit la surprise à la Coupe du monde de 1986 à Mexico ?
Avouons-le : ce furent des périodes uniques dans l’histoire du sport belge. C’est comme dans l’histoire de nos sociétés : il y a des périodes fastes qui ne retrouvent pas d’équivalent par la suite, surtout pour des petites nations telles que la Belgique où, qui plus est, on a encore compliqué les choses en communautarisant le sport.

Est-ce une manifestation de fierté nationale ?
C’est bien difficile à dire. C’est une sorte de rapport d’amour-haine. A écouter les commentaires à chaud du match Angleterre-Belgique, on a eu droit à des applaudissements et des critiques acerbes. On peut avoir dans le même moment des avis très contradictoires. Et puis tout le monde se demande, à l’égard de notre identité sportive, si la Belgique a encore un avenir sur la scène internationale. Alors on se raccroche, c’est une démarche très contemporaine, à l’une ou l’autre figure emblématique. David Goffin. Ou Wilmots. On se dit que peut-être Wilmots y arrivera. On doute. Alors on cherche. Le coach ou le joueur qui va sauver la Belgique.

On s’identifie aussi. On a gagné ! Ou perdu mais avec panache...
C’est ça la facilité : on s’approprie. Et on développe un argumentaire qui permet de sortir relativement grandi de moments peu glorieux : on a su maintenir une sorte de té- nacité, de ligne de conduite malgré l’opposition, on a perdu mais pas sans gloire.

Cet engouement du jour signifie-t-il que les Belges se contentent de peu, qu’ils sont modestes ?
C’est en effet un aveu de modestie, à l’image de notre rayonnement en Europe et dans le monde : que peut-on faire, on fera ce qu’on pourra et advienne que pourra.

Au-delà du sport, les perdants magnifiques font-ils aussi recette ?
En économie en tout cas, les perdants ne sont pas magnifiques. De toute façon, je me demande toujours en quoi les ressources offertes par les pouvoirs publics sont vraiment déterminantes dans la production des talents. En quoi la Communauté française a-t- elle pu contribuer à l’émergence d’un talent, sportif ou autre ? Je suis dubitatif. 

Propos recueillis par JEAN-CLAUDE VANTROYEN

Le Soir Mardi 5 juin 2012