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Conseils de psy

Image de la famille au temps 2.0

/ Par Coralie Vankerkhoven / Vivre ensemble

Image de la famille au temps 2.0

 

Mots-clés : confinement, COVID-19, famille, inégalités

 

 

Dans ces temps étranges de confinement, de l’entame en Belgique de la cinquième semaine dans l’espace clos du « chez soi », la citation complète d’André Gide prend une coloration pour le moins piquante : « Familles je vous hais ! Foyers clos, portes refermées, possessions jalouses du bonheur  [1] ».

 

Dans cet article, nous aimerions repartir sur deux phénomènes qui, dans le contexte actuel, ont pu être vécus par les familles comme des injonctions, des pressions morales voire comme des violences. Nous assistons d’une part à la prolifération de conseils pour mettre à profit le temps de confinement. D’autre part, on retrouve une constante parmi ceux-ci : la suggestion d’écrire ce qui arrive. En découle notamment l’apparition d’une quantité importante d’écrits type « journal de confinement ».  

 

À tous vents, à tous prix 

 

Le 18 mars dernier, la romancière française Léila Slimani commençait sa chronique dans le Monde par la vision bucolique de par la fenêtre de sa maison de campagne. Marie Darrieussecq lui emboitait le pas dans Le Point et d’autres encore. Le 24 mars dernier, la reine Mathilde suggérait aussi aux jeunes de tenir une chronique journalière. 

Sans atteindre la notoriété des personnes précitées, quel parent ne se réjouit-il pas de poster quelque chose de la mise en scène de soi avec sa progéniture, son chat, ses livres… au milieu de la tempête ? 

Beaucoup a été dit sur « cette romantisation du confinement comme privilège de classe[3] », sur ce racisme culturel et social qui ne dit pas ce qu’il y a en dehors de la sphère d’autosatisfaction : les difficultés de parents solos, de ceux qui ne peuvent ou ne savent pas suivre la sacro-sainte continuité pédagogique, des familles claquemurées dans 50 m2 avec vue sur cour… L’expérience commune de la pandémie n’efface pas les inégalités structurelles et sociales, ce n’est désormais plus un secret[4] et le dire ne suffit pas à s’en dédouaner. 

 

Dans le même ordre d’idées, les médias et, de manière plus informelle, ce qui circule dans les partages sur les réseaux sociaux notamment, entérinent l’idée qu’il faut occuper intelligemment, sinon remplir le vide d’horaire des enfants – les ressources scolaires en ligne, les idées de bricolage, de recettes de cuisine, de contes en life, les stages de langues en différé… – mais aussi celui des parents – l’outil zoom.us explose. Ou à l’inverse, qu’il faut se laisser du temps, prendre le temps, se centrer sur l’essentiel… autant d’injonctions en tous sens qui peuvent rajouter du chaos au chaos et de tout plutôt que le vide. 

 

« La société du spectacle » (déjà analysée en 1967 par Guy Debord) comme la tyrannie du bonheur ne sont des faits nouveaux. De même, les inégalités sociales n’ont pas attendu 2020 pour être criantes. Mais, dans cette période de crise, elles ont plutôt tendance à hurler. En période de confinement où le lien à ses semblables ne se fait plus que par écran interposé et solliciant, l’image peut en devenir d’autant plus problématique : lien certes mais qui peut, tout au long du fil d’actualité des réseaux sociaux, devenir oppressant. Voire, il peut en devenir violent, révélateur de ce que le sort commun de la pandémie et du confinement est inégalitairement vécu selon les familles et leurs conditions matérielles de subsistance. Une sorte de miroir inversé, en quelque sorte[5].

Maintenant, au-delà de ces vécus contrastés et des injonctions susdites, il nous semble intéressant de poser trois questions concernant la crise que nous vivons : 

 

- Que fait-on de ce qui nous arrive ?  

- Pourquoi produire une œuvre et la diffuser ? 

- Que pourront être les effets de cette crise sur les familles ? 

 

1) Penser ce qui est arrivé 

 

L’inédit de la situation, l’incertitude des temps à venir ne sont pas sans répercussions, sans affecter – ne fût-ce que l’organisation pratique et les activités des familles. A cet égard, danser, peindre, dessiner, modeler ou simplement en parler… sont autant de processus de sublimation qui permettent d’investir et de produire quelque chose en lieu et place du vide et de la sidération causés par ce qui est arrivé et perdure. On comprend dès lors également l’importance des rituels et des routines qui rythment la journée (repas, heure de sommeil…) et qui sont autant de repères rassurants pour l’enfant On constate d’ailleurs, à travers divers témoignages, la mise en place de rituels différents ou nouveaux relatifs à la vie quotidienne en période de confinement.

 

Le journal de confinement, quelle que soit sa forme – élaborée ou simple fil d’actualité – a certainement une valeur testimoniale. Plus encore, il est la preuve de la capacité proprement humaine à rendre forme à cet informe qu’est la maladie : palpable, trop réelle pour certains ; impalpable, lointaine pour d’autres. Cela passe par des mots et par des images à la fois fortes, parfois maladroites, par des fictions, de la poésie, des coups de gueule… 

Dans cette optique, la mise en scène de soi et des siens – transcendances minuscules[6] est de l’ordre, dans un monde confiné et perçu comme chaotique, d’une restauration narcissique : quelque chose de la vie plutôt que de la survie. 

 

À l’inverse de la mobilisation des capacités susdites, on sait aussi la difficulté de certaines familles, lorsque le parent lui-même est parfois désarmé face aux flots d’informations et de peurs (perte de revenus,…). Alors que pour lui, il est peut-être déjà difficile de penser l’expérience, il se retrouve face aux questions de son enfant. Sa responsabilité de parent peut rendre la situation encore plus tendue. Les enfants ont besoin qu’on ne leur cache pas la vérité, mais qu’on la leur explique[7].

 

La mise en forme de l’angoisse, la canalisation de son excès peuvent aussi passer par l’aveu formulé de sa propre ignorance : je ne sais pas encore te répondre mais toi, qu’en penses-tu ? Nous pouvons y réfléchir ensemble…

 

 

2) Indécence 

 

Revers de la médaille. 

Dans la majorité des cas de figure, ce qui est écrit, tweeté, partagé se fait non pas tant pour dire la pandémie que pour offrir et s’offrir l’image rassurante d’une parenté qui assume – que cette image passe par l’enveloppe esthétique, humoristique ou rageuse. D’où la violence de ces images quand le parent n’est pas en mesure (parce qu’il travaille, parce qu’il n’en a pas les possibilités matérielles…) de se conformer à la vision des ateliers cuisine, jardinage et autres possibilités[8].  

À ce niveau, nous aurions tendance à clouer le bec à la prétention de sublimation : car ces images sont bel et bien des produits de notre discours contemporain, des produits culturels  où s’exhibe un train de vie[9]. Ainsi, la violence n’est pas tant dans la possibilité proprement humaine à pouvoir dire ce qui se passe que dans la monstration cynique de ses capacités érigées en normes. 

Un exemple lu sur les réseaux sociaux en réponse à une « personnalité » qui louait « le confinement comme une occasion singulière de creuser sa vie intérieure » : « Je ne nie pas l’intérêt et le bien-fondé de cette proposition, mais je ne voudrais pas que l’on s’imagine que c’est possible pour tout le monde et que l’on efface ainsi, dans notre huis-clos facebookien, les réalités difficiles, parfois violentes et morbides de toute une population ». 

 

C’est la tyrannie du bonheur qui se casse la figure sur le réel de la pandémie. 

Le coronavirus, ce n’est ni le film Contagion, ni le jour d’après ; ces divertissements où l’on use de la peur comme d’une panacée à la morosité du quotidien. Ce n’est ni un conte de fées terrifiant ni un jeu de rôles. C’est le contraire de ces histoires où on joue à se faire peur, où on peut s’en faire un divertissement, une excitation dans laquelle on jouit de la peur en toute sécurité. Et voyez la commotion que c’est quand c’est « pour de vrai », comme disent les enfants[10].

Ici, ce n’est plus du jeu. Une chose est de dire à ses enfants, dans le privé de la sphère familiale que c’est un peu comme dans la Belle au bois dormant[11] , autre chose est de l’imposer et de l’exhiber sur le podium d’un journal. 

 

 

3) Famille, je vous aime

 

Les deux points ci-dessus tablent sur des ressources a posteriori pour supporter le confinement, ses causes, ses effets déstabilisateurs sur l’espace d’en-dedans – avec une cohabitation forcée – et du dehors – dangereux et frappé d’interdits – ainsi que sur la temporalité, cette sorte de présent immobile conjugué à une attente de dénouement sans cesse différée. Chaque sujet essaye de faire tant bien que mal avec cet élément nouveau, tout à la fois invisible et invasif. 

La récente étude « Covid et moi », lancée dès le début du confinement par l’UCL, révèle d’ailleurs que près de 52 % des Belges interrogés (sur 15 000 personnes) ressentent un mal-être psychologique[12]

Le confinement est constitué à la fois d’un éloignement nécessaire des autres et d’un repli sanitaire sur le foyer. Ce repli n’est pas un choix mais une contrainte imposée quand bien même elle l’est pour le bien commun. Un temps donc d’épreuve, certes, mais aussi de mise à l’épreuve dont il est difficile de mesurer les conséquences mais dont on pressent les effets : augmentation des risques de violences conjugales et familiales, augmentation de la maltraitance infantile, remise en cause de ce qui fait couple et entité familiale etc. 

 

La question est celle-ci : de supporter ce qui nous arrive, comment continuerons-nous à nous supporter l’un l’autre ? Certes, au sein de ce repli nécessaire s’inventent des nouvelles solidarités, des formes inventives de liens, éphémères et pérennes, aidées en cela par les nouvelles technologies. En creux ou de manière saillante, se pose aussi la prégnance de l’isolement et de la solitude ainsi que de la mise à l’épreuve de la solidité de ce qui a été construit dans le passé. 

 

La famille n’échappe pas à cette interrogation de ce qui fait lien avec l’exacerbation du « sentiment de la vie » au contact de ce qui justement la menace : la mort et la maladie, réels sans loi, sans logique ; non pas comme des abstractions ne touchant que les vieux mais comme n’épargnant potentiellement personne. Alors oui, il y a les frictions, les colères, les pétages de plombs mais il y a aussi peut-être cette possibilité que se redécouvre, au détour du non-prévu, ce pour quoi l’on a décidé d’être parents, d’être ensemble. 

 

Et quand cette pandémie sera finie, alors peut-être prendrons-nous la mesure de ce que le coronavirus et son corolaire – le confinement en tant qu’événement collectif  –  auront fait résonner singulièrement en chacun de nous. Notre rapport à la vie, au vide, à ce qui nous satisfait, à ce qui nous lie,… s’en trouvera bousculé. 

Ou pas. 

 

 

 

[1] GIDE, A., Les nourritures terrestres

[2] Vankerkhoven, Coralie : « Vous avez dit trauma ? », CERE asbl, avril 2020 : http://www.cere-asbl.be/spip.php?article274

 

 

[3] Formule écrite sur une banderole en Espagne. 

[4] Voir à ce propos, la tribune de Diane Ducret dans Marianne : « Journal du confinement : la vie un peu trop rose de Leila Slimani ». 

[5] Extrait d’un journal de confinement : - Je continue de voir défiler sur mon mur facebook les créations de mes amis facebook« J’avais 5 min voilà ce que j’ai fait! » et bam, un distributeur pour oiseaux solaires qui libère 44g de nourriture toutes les 32 minutes, en bois, gravé, peint, digne d’un coucou suisse. Ou encore « j’ai fait un peu de récup, hihi! » et là avec 4 planches, tu as un quad de compet, bi-place , avec boule d’attelage, remorque, moteur qui fonctionne à l’huile de cuisson. Et aussi « merci mon mari qui avait un peu de temps libre ce week-end»: la maison a été rasée, reconstruite avec un étage de plus, agrandie de 100m2, le tout en matériaux ecologico-bio, repeinte, décorée et accessoirisée. - Nous? On a essayé de faire du slime. On y a passé 1h30, on a essayé 7 recettes et on a toujours fini avec une pâte gluante liquide. Pourtant il n’y a que 2 ingrédients hein. 2. Les exemples sont issus de ce site : https://lavieasept.wordpress.com/2020/04/02/confines-mais-vivants-j15-j16/ (dernière consultation le 17 avril 2020)

[6] SOLER,C., Avènement du réel, de l’angoisse au symptôme.

[8] Voir à ce sujet notre analyse « Enfant à bout de souffle. Enfants en burnout », qui souligne le message de conformité sociale que génère l’utilisation des réseaux sociaux ; par Annick Faniel, CERE asbl, 2020 : http://www.cere-asbl.be/spip.php?article275 (dernière consultation le 20 avril 2020)

[9] FAERBER, J., Le journal de confinement de Leila Slimani est un conte cruel, sur Diakritik.com 

[10] SOLER, C., Avènements: de l’angoisse au symptôme. 

[11] SLIMANI, L., Le « Journal du confinement » de Leïla Slimani, jour 1 : « J’ai dit à mes enfants que c’était un peu comme dans la Belle au bois dormant », le Monde, édition du 18 mars 2020. 

[12] Source : « Les lourds effets psychologiques du confinement », par Sophie Leroy, L’Echo, 6 avril 2020 : https://www.lecho.be/dossiers/coronavirus/les-lourds-effets-psychologiques-du-confinement/10219075.html (dernière consultation le 17 avril 2020)